Chapitre XI
Un vieux, vieux proverbe – qui remonte au temps jadis, au temps d’avant le schisme – assure que jamais on ne devrait assister à l’élaboration des lois, pas plus qu’à celle des saucisses. Ce qui se comprend aisément, car pour confectionner les saucisses il faut prendre toutes sortes de morceaux d’animaux variés et les assembler de manière à les rendre présentables sur la table du dîner, et pour confectionner les lois il faut prendre toutes sortes de morceaux d’idées variées et les assembler de manière à les rendre présentables en tous lieux – sauf peut-être à la table du dîner où la plupart des gens préfèrent manger tranquilles plutôt que de songer à l’assemblage de morceaux pas nécessairement ragoûtants.
La Haute Cour, comme la plupart des tribunaux, ne mettait jamais le nez dans la préparation des lois, mais elle avait pour rôle leur interprétation. Or interpréter les lois est une tâche à peu près aussi complexe et ténébreuse que leur fabrication – et, tout comme l’interprétation des saucisses, elle ne devrait se faire qu’à l’abri des regards.
« Interprétation » des saucisses, l’expression vous égare peut-être. Je n’en dirai que quelques mots. Si vous pouviez vous rendre au bord de cet étang qui aujourd’hui ne reflète plus rien que des décombres sous un ciel vide, et si vous retrouviez le souterrain secret qui mène à ces archives sous les eaux, endormies là depuis tant d’années, vous pourriez y lire le compte rendu navrant d’une interprétation de saucisses qui tourna mal et aboutit à la destruction d’un précieux batyscaphe, tout cela parce que, malencontreusement, j’avais cru que dans mon assiette les saucisses composaient un K, alors que le serveur avait essayé de former un R. Vous trouveriez également un autre compte rendu navrant, celui d’une interprétation de la loi qui tourna plus mal encore – quoique faire le voyage pour lire ce deuxième compte rendu serait sans grand intérêt, étant donné que le récit va en être fait dans les derniers chapitres du présent volume, et si j’étais vous je m’abstiendrais de lire quelque chose d’aussi consternant.
Bref, tandis que Violette, Klaus et Prunille dormaient par à-coups, tant bien que mal et plutôt mal que bien, en petit tas derrière la porte 121, les préparatifs avançaient en vue du procès annoncé, durant lequel les juges de la Haute Cour allaient devoir interpréter la loi et trancher sur la noblesse de cœur ou la vilenie du comte Olaf et des orphelins Baudelaire. Mais les enfants eurent la surprise d’apprendre, lorsqu’ils furent tirés du sommeil au matin par un tambourinement à la porte, qu’ils ne verraient pas de leurs yeux la loi se faire interpréter.
— Voici vos bandeaux, les enfants, leur dit le gérant qui ouvrit la porte, et il tendit au trio trois bouts d’étoffe noire.
Les enfants soupçonnèrent qu’il s’agissait d’Ernest, car il n’avait même pas dit bonjour.
— Bandeaux ? s’étonna Violette.
— Oui, à mettre sur vos yeux. Tout le monde a les yeux bandés, à la Haute Cour. Excepté les juges, bien évidemment. Vous n’avez donc jamais entendu l’expression : « La justice est aveugle » ? Vous n’avez jamais vu la Justice représentée avec un bandeau sur les yeux ?
— Si, dit Klaus, mais j’avais toujours pensé que l’idée était qu’elle ne doit pas se laisser influencer. Je croyais que c’était symbolique.
— La Haute Cour a décidé que c’était à prendre avec le plus grand sérieux. Et que chacun, hormis les juges, devait se bander les yeux avant le début d’un procès.
— Ubu, commenta Prunille ; autrement dit : « Drôle d’interprétation. »
Mais ses aînés jugèrent plus sage de ne pas traduire.
— Je vous ai apporté un peu de thé, aussi, dit le gérant, produisant un plateau chargé d’une théière et de trois tasses. J’ai pensé que cela pourrait vous donner des forces pour le procès.
Peut-être était-ce Frank, après tout ?
— C’est gentil à vous, dit Violette.
— Je suis désolé, il n’y a pas de sucre.
— Pas grave, dit Klaus – et, subrepticement, il rechercha une page récente de son précieux calepin. Euh, reprit-il, le thé devrait toujours être amer comme l’absinthe, et mordant comme un glaive à deux tranchants.
Le gérant lui dédia un petit sourire impénétrable.
— Buvez ce thé, dit-il. Dans quelques minutes, je reviendrai vous chercher pour le procès.
Sur ce, Frank ou Ernest, il tourna les talons et referma la porte.
— Pourquoi as-tu dit ça, à propos du thé ? voulut savoir Violette.
— Je me suis demandé soudain s’il n’était pas en train de nous glisser des choses en langage codé. J’ai pensé que peut-être, si nous lui donnions la bonne réponse, il nous en dirait plus et nous y verrions plus clair.
— Nébul, dit Prunille.
— Bien d’accord, avoua Violette. Moi non plus, je ne comprends plus rien à rien. Je ne suis même plus très sûre de faire la différence entre les gens bien et les autres.
— Kit disait que le seul moyen de distinguer un brave d’un scélérat, c’était d’être très attentif et de former son jugement. Former son jugement, c’est bien joli, comme conseil, mais ça n’aide pas beaucoup. Ça ramène tout droit à la question : comment ?
— Aujourd’hui, c’est la Haute Cour qui va former son jugement pour nous, dit Violette. Peut-être que ça nous sera plus utile.
— Ounéfast, dit Prunille.
L’aînée sourit à sa petite sœur et se pencha vers elle pour l’aider à remettre ses chaussures.
— Si seulement nos parents pouvaient voir comme tu as grandi ! soupira-t-elle. Mère disait toujours que, du jour où tu saurais marcher, tu irais loin.
— Je doute qu’elle ait eu en tête le cagibi 121 à l’hôtel Dénouement, dit Klaus, soufflant sur son thé.
— Ce qu’elle avait en tête, dit Violette, va le savoir ! Encore une question qui restera sans réponse.
Prunille but une gorgée de son thé, bel et bien amer comme l’absinthe et mordant comme un glaive à deux tranchants – mais la petite était mal placée pour en juger, s’y connaissant fort peu en armes blanches et encore moins en plantes au renom douteux. Puis elle dit d’un ton hésitant :
— Poppa et Momma… fléchett ?
Mais ses aînés n’eurent pas le temps d’essayer seulement de lui répondre, car de nouveau on frappa à la porte.
— Finissez votre thé bien vite, cria Frank ou Ernest à travers l’épais battant, et bandez-vous les yeux. Le procès va commencer.
Les enfants se hâtèrent d’obéir. Ils burent une dernière gorgée de thé amer, achevèrent de nouer leurs lacets, puis se bandèrent les yeux d’étoffe noire.
— Ça y est ! annonça Violette. On est prêts.
Ils entendirent la porte grincer, ils entendirent Frank ou Ernest s’avancer vers eux et demander :
— Où êtes-vous ?
— Ici, dit Violette. Vous ne nous voyez pas ?
— Bien sûr que non, j’ai les yeux bandés, moi aussi. Donnez-moi la main, que je vous emmène.
L’aînée des Baudelaire tendit le bras et, à tâtons, trouva une grande main rêche à la recherche de la sienne. Klaus saisit la main de Violette, Prunille saisit la main de Klaus, et la petite farandole s’engagea dans le hall.
L’expression « des aveugles guidant des aveugles », empruntée à un certain Matthieu, est rarement à prendre au pied de la lettre, en tout cas guère plus que : « La justice est aveugle. » On l’emploie d’ordinaire pour décrire une situation confuse dans laquelle les gens censés être aux commandes n’y connaissent rien de plus que les autres. Et l’image n’est pas fausse, comme les enfants Baudelaire allaient le découvrir. Car, lorsque bel et bien des aveugles guident des aveugles, la situation confuse est assurée.
Sous leurs bandeaux noirs, les trois enfants ne voyaient strictement rien, mais ils entendaient fort bien, et toute la salle n’était qu’un immense fatras sonore d’appels, de jurons, de cris étouffés, de bruits de collision entre des personnes ou contre des objets inertes. Violette reçut un doigt dans l’œil, ou plutôt, par chance, dans le bandeau. Klaus fut pris pour un certain Jerry et eut droit à une fervente embrassade avant de recevoir des excuses. Et Prunille, confondue avec une potiche, faillit bien se retrouver changée en porte-parapluie.
Par-dessus le tohu-bohu, les enfants entendirent l’horloge égrener douze NoN ! insistants, et ils en déduisirent qu’ils n’avaient pas si mal dormi, pour finir. Le mercredi était déjà à moitié écoulé, ce qui signifiait que le jeudi, censé leur amener toutes sortes de renforts, n’était plus si lointain du tout.
— Votre attention, s’il vous plaît !
La voix de la juge Abbott n’était pas lointaine non plus, et elle s’accompagnait de coups de marteau décidés.
Non que quiconque eût jugé bon de planter des clous à cet instant, mais la magistrate maniait l’un de ces petits maillets dont se servent les juges pour réclamer le silence.
— Mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! Le procès va commencer. Veuillez vous asseoir, je vous prie !
— Nous asseoir, on ne demanderait pas mieux ! dit quelqu’un. Mais où trouver un siège, quand on n’y voit rien ?
— Allez-y à tâtons, conseilla la magistrate. Un peu plus à droite, monsieur ! Encore, encore… Un peu en arr…
— Ouille !
— Un peu en arrière, disais-je… Voilà ! Asseyez-vous, monsieur. Et maintenant, les autres, suivez son exemple !
— Suivre son exemple ? On n’a rien vu !
— On ne peut pas soulever nos bandeaux, un peu ? Juste pour un coup d’œil ?
Mais la juge resta intraitable.
— Les coups d’œil sont strictement interdits ! Notre système de justice n’est pas parfait, mais c’est le seul que nous ayons. Je vous rappelle que siègent ici trois juges de la Haute Cour. Il a été décidé que vous deviez avoir les yeux bandés, et vous les aurez bandés. Si vous jetiez un coup d’œil, vous vous rendriez coupable d’outrage à la cour ! L’« outrage », je vous le rappelle, est toute parole ou tout geste par lequel un citoyen exprime son mépris à l’égard d’un représentant de l’autorité. L’outrage à magistrat est une infraction passible de lourdes peines.
— On le sait, ce qu’est l’outrage à magistrat ! revendiqua une voix que les enfants ne reconnurent pas.
— Je donnais cette définition à l’intention des jeunes Baudelaire, dit la juge.
Les enfants hochèrent la tête en signe de remerciement, bien que chacun d’eux connût parfaitement le mot « outrage ». L’oncle Monty le leur avait expliqué, un soir, en sortant du cinéma.
— Enfants Baudelaire, reprit la juge, faites trois pas sur la droite. Un de plus. Maintenant, un en avant. Voilà ! Vous avez trouvé le banc des accusés. Asseyez-vous, je vous prie.
Les enfants prirent place sur l’un des bancs de bois de la réception. Le gérant lâcha la main de Violette et ils l’entendirent se cogner dans quelque chose comme il regagnait l’assistance qui commençait à se stabiliser.
Enfin les raclements, les jurons étouffés, les bruits de choc cessèrent. Apparemment, chacun avait trouvé où se poser et, après quelques derniers coups de marteau et appels au silence, la juge Abbott toussota.
— Mesdames, messieurs et autres, commença-t-elle-et sa voix s’élevait non loin des enfants, droit devant eux. La Haute Cour a eu vent, ces temps derniers, d’un certain nombre de crimes et délits hautement crapuleux restés impunis à ce jour, et cette haute crapulerie exerce ses méfaits à une cadence accélérée. Nous avions prévu de tenir ce procès demain, mais la mort violente de Mr Dénouement nous incite à prendre un peu d’avance, dans l’intérêt de la justice. Nous allons entendre chacun des témoins, recueillir tous les éléments de preuve et déterminer qui est responsable de tels méfaits. Les coupables seront remis aux mains des autorités, lesquelles montent la garde à l’extérieur et, pour l’heure, veillent à ce que nul ne s’évade tant que ce procès est en cours.
— En parlant de coupables ! intervint le comte Olaf haut et clair. À la fin de ce procès, j’invite tout le monde à un grand cocktail très, très tendance, organisé à mon initiative ! Les dames bien argentées sont tout particulièrement bienvenues !
— C’est moi qui l’organise, ce cocktail ! siffla Esmé. Les messieurs bien argentés se verront remettre un cadeau gratuit.
— Un cadeau, c’est toujours gratuit, fit observer Frank ou Ernest.
— Vous sortez de la question ! réprimanda la juge avec un coup de marteau. Nous parlons de justice, non de mondanités. À présent, les accusés veulent-ils bien se lever et indiquer leurs nom et profession pour nos registres ?
Il y eut un silence, puis les enfants Baudelaire se levèrent, hésitants.
— Et vous aussi, comte Olaf, ordonna la magistrate d’un ton ferme.
À la droite des enfants, il y eut un craquement, et ils comprirent que le scélérat était assis à leurs côtés.
— Nom ? demanda la juge.
— Comte Olaf, répondit le comte Olaf.
— Que faites-vous dans la vie ?
— Imprésario, répondit le comte.
Ce qui n’était pas tout à fait faux, ni tout à fait exact non plus, mais le mot rendait un son ronflant…
— Et plaidez-vous coupable ou non coupable ?
— Non coupable, assura le comte Olaf, et les enfants crurent littéralement « entendre » son sourire aux dents jaunes. Je suis plus innocent que l’agneau qui vient de naître.
Un murmure parcourut l’assemblée, ridule à la surface d’un étang.
— Vous pouvez vous rasseoir, dit la juge avec un petit coup de marteau. Enfants, à vous. Donnez-nous vos noms, je vous prie.
— Violette Baudelaire, dit Violette Baudelaire.
— Klaus Baudelaire, dit Klaus Baudelaire.
— Prunilaire, dit Prunille Baudelaire.
Ils entendirent une plume crisser sur du papier ; la juge écrivait tout ce qui était dit.
— Et que faites-vous dans la vie ?
Que répondre à cette question ? Les trois enfants ne savaient trop. Dans la vie, récemment, ils avaient fait beaucoup de choses, les unes officielles, les autres pas, les unes avouables et les autres, pas. Ils réfléchirent avec fièvre et chacun, tour à tour, donna la réponse qui lui semblait la plus juste.
— Volontaire, dit Violette.
— Groom, dit Klaus.
— Anfan, dit Prunille.
— Objection, Votre Honneur ! s’écria le comte Olaf à leur droite. Leur principale activité consiste à être orphelins, et héritiers d’une grosse fortune !
— Objection notée, dit la juge. À présent, enfants Baudelaire, plaidez-vous coupables ou non coupables ?
À nouveau, les enfants hésitèrent. Coupables ou non coupables de quoi ? La juge ne l’avait pas précisé, et le silence plein d’attente qui emplissait la salle ne les incitait pas à l’interroger.
Si la question était à prendre dans un sens général, les trois enfants se sentaient plutôt innocents, même s’ils avaient commis, comme tout un chacun, quelques actes répréhensibles. Mais peut-être la question était-elle plus précise, et les enfants ne voulaient pas mentir, surtout pas devant un tribunal. C’est Klaus qui, songeant à leur voisin de banc, trouva une réponse acceptable.
— Nous sommes relativement innocents, dit-il.
À nouveau un murmure parcourut l’assemblée.
La plume de la juge Abbott crissa sur le papier, bientôt couverte par un glapissement de Geraldine Julienne :
— Je vois d’ici le gros titre : PROCÈS DÉNOUEMENT – TOUT LE MONDE INNOCENT ! Quand les lecteurs du Petit Pointilleux vont v…
— Personne n’est innocent ! coupa la juge Abbott, frappant un coup de marteau. Je veux dire : pas encore. C’est la cour qui en jugera. À présent, j’invite tous ceux qui se trouvent dans ce tribunal et qui disposent de preuves à charge ou à décharge, de pièces à conviction, d’indices et d’adminicules qu’ils souhaiteraient remettre à la cour de bien vouloir s’approcher et les déposer sur ce bureau.
En moins de dix secondes, le grand hall se changea en un pandémonium, mot signifiant ici : « foule de personnes aux yeux bandés se bousculant à qui mieux mieux afin d’aller remettre à trois juges divers documents et objets ». Les enfants se rassirent prudemment, se contentant d’essayer de démêler les sons de ce tohu-bohu – sons superposés, croisés, entortillés les uns aux autres et bien impossibles à rendre par écrit, même si mon éditeur acceptait les effets de surimpression. L’idéal serait de pouvoir lire en même temps toutes les lignes des trois pages qui suivent – encore que mieux vaudrait ne pas les lire du tout.
— Je remets à la cour ces coupures de journaux ! annonçait Geraldine Julienne.
— Je remets ce registre d’embauche ! annonçait M. le Directeur.
— Je remets cette étude sur une gestion durable de la forêt ! annonçait Charles.
— … ces registres de notes ! annonçait Mr Remora.
— … ces plans de banques ! annonçait Mme Alose.
— … cette pile de paperasses ! annonçait le proviseur adjoint Nero.
— … ces vestiges d’archives ! annonçait Hal.
— … ces relevés financiers ! annonçait Mr Poe.
— … ces listes de règles ! annonçait Mr Lasko.
— … ce traité constitutionnel ! annonçait Mrs Endemain.
— … ces affiches pour le parc Caligari ! annonçait Féval.
— … ces planches d’anatomie ! annonçait Bretzella.
— … ces gants interchangeables ! annonçait Otto.
— … ce papier à lettres incrusté de rubis ! annonçait Esmé.
— … ce livre écrit par moi et ne parlant que de moi, annonçait Carmelita.
— … ce calepin ! annonçait Frank ou Ernest.
— … cet autre calepin ! annonçait Ernest ou Frank.
— … ces télégrammes ! annonçait une voix inconnue.
Car des dizaines de voix inconnues, en plus des voix familières, annonçaient remettre aux juges des dizaines de choses parfois farfelues, et les enfants Baudelaire tendaient l’oreille intensément. Certains des éléments remis à la cour leur semblaient, a priori, plutôt de nature à les disculper, expression signifiant ici : « leur semblant plutôt bons pour eux », et leur faisaient le cœur plus léger, mais d’autres semblaient terriblement accablants, mot signifiant ici : « aggravant lourdement leur cas », et les trois enfants en étaient accablés.
— Je remets ces photos !
— … ces dossiers médicaux !
— … ces articles de magazine !
— … ces sonnets !
— … ces cartes et plans !
— … ces manuels de cuisine !
— … ces bouts de papier !
— … ces scénarios de films !
— … ces dictionnaires de rimes !
— … ces lettres d’amour !
— … ces livrets d’opéra !
— … ces thésaurus ou thésauri, je n’ai jamais su ce qu’il faut dire !
— … ces certificats de mariage !
— … ces commentaires du Talmud !
— … ces dernières volontés !
— … ces catalogues de vente aux enchères !
— … ces manuels de codage !
— … ces traités de mycologie !
— … ces menus de restaurant !
— … ces horaires de ferry-boat !
— … ces programmes de théâtre !
— … ces cartes de visite professionnelles !
— … ces notes de service !
— … ces romans !
— … ces cookies !
— … ces pièces et indices que je refuse de nommer !
Enfin, sur un gros plomp ! la voix de Jérôme s’éleva :
— Je remets cette histoire complète de l’injustice et du non-droit à travers les âges !
Il y eut des applaudissements, et quelques quolibets aussi, suivant le bord auquel chacun appartenait. La juge Abbott dut jouer de son marteau plusieurs fois avant d’obtenir le silence.
— Bien, dit-elle. Et maintenant, avant que la Haute Cour n’examine tout ceci, nous allons demander à chacun des accusés de nous raconter son histoire afin d’expliquer ses actes. Nous vous autorisons à prendre tout votre temps, mais nous vous prions instamment de ne rien omettre d’important. Comte Olaf, veuillez commencer.
Le banc craqua de nouveau. Le scélérat se levait. Les enfants l’entendirent pousser un gros soupir, et son haleine odieuse leur valut un haut-le-cœur.
— Mesdames et messieurs, dit-il, je suis si totalement innocent que le mot innocent devrait être inscrit sur mon front. I comme inoffensif. N comme « Non, je n’ai rien fait ». O comme…
— « Innocent » s’écrit avec deux n, l’interrompit la juge.
— L’orthographe ne compte pas, marmonna Olaf.
— L’orthographe compte, dit-elle.
— Bon, alors « innocence » devrait s’écrire ainsi : O, L, A, F Et ma déclaration s’arrête là.
Le banc craqua et faillit basculer. Le scélérat s’était rassis.
— Vous n’avez rien à dire de plus ? insista la juge, surprise.
— Rien.
— Je vous ai pourtant demandé de ne rien omettre d’important.
— La seule chose importante, c’est moi. Et je suis innocent. Je suis bien certain que, dans l’énorme pile que je devine là, il y a cent fois plus de preuves de mon innocence que de ma culpabilité.
— Parfait, dit la juge, incertaine. Enfants Baudelaire, à vous.
Les enfants se levèrent, les jambes un peu molles, et une fois de plus ne surent trop que dire.
— Allez-y, les encouragea la juge d’une voix douce. Racontez votre histoire. Nous vous écoutons.
Les enfants se tordirent les mains. Raconter leur histoire ? Depuis des mois, leur semblait-il, ils attendaient cette occasion. Bien sûr, ils en avaient livré des bribes à Mr Poe, et l’essentiel était consigné dans le gros carnet de Klaus, et ils en avaient un peu discuté, aussi, avec leurs amis Beauxdraps ainsi qu’avec quelques bonnes âmes croisées en chemin. Mais jamais encore ils n’avaient raconté à personne toute l’histoire depuis le début, depuis ce sombre après-midi où, sur la plage de Malamer, ils avaient appris la tragique disparition de leurs parents, et jusqu’à cet après-midi même, sombre aussi, où ils se tenaient devant trois juges de la Haute Cour, espérant très fort que les scélérats qui leur pourrissaient la vie allaient enfin devoir répondre de leurs actes.
À vrai dire, raconter leur histoire en entier, ils n’avaient jamais essayé. Peut-être faute de temps, peut-être faute d’auditoire, peut-être parce qu’ils la trouvaient trop triste pour oser seulement commencer. Là, debout devant la Haute Cour, les yeux bandés, ils revoyaient leurs parents, ils revoyaient leurs traits attentifs quand ils écoutaient leurs enfants, justement. De temps à autre, lorsque l’un des rejetons Baudelaire racontait quelque chose à ses parents et qu’il était interrompu dans ses élans – par une sonnerie de téléphone, un bruit au-dehors ou la remarque d’un frère ou d’une sœur –, le père ou la mère lançait au coupeur de parole : « Silence ! le tribunal ne t’a pas convoqué ! » Puis il se tournait vers celui des enfants qui avait été interrompu et, d’un hochement de tête, lui faisait signe de reprendre son récit. Debout les uns contre les autres, oubliant le banc de bois qui craquait derrière eux, les trois enfants se mirent en devoir de raconter l’histoire de leur vie, l’histoire qu’ils avaient attendu si longtemps de pouvoir raconter.
— Voilà, commença Violette. Un après-midi, nous étions sur la plage de Malamer, mon frère et ma petite sœur et moi. J’étais en train d’inventer un récupérateur de galet après ricochet. Klaus examinait les bestioles dans une flaque d’eau de mer. Et soudain Prunille a vu Mr Poe qui venait vers nous.
— Hmm, fit la juge Abbott.
Mais ce n’était pas un « hmm » pensif, et Violette songea que, peut-être, c’était un de ces « hmm » qu’on marmotte lorsqu’on ne sait trop que dire.
— Poursuivez, dit une grosse voix caverneuse en provenance du banc des juges. Ma consœur réfléchit.
— Alors, enchaîna Klaus, Mr Poe nous annonça qu’il y avait eu un terrible incendie. Notre maison avait brûlé et nos parents, disparu dans l’incendie.
— Hmm, fit à nouveau la juge Abbott.
Mais ce n’était pas un « hmm » de compassion, et Klaus songea que, peut-être, elle était en train de siroter une gorgée de thé pour se donner des forces.
— Veuillez continuer, dit une nouvelle voix, horriblement éraillée, comme si le troisième juge avait passé des heures à crier. La juge Abbott est très émue par votre histoire.
— Bildungsroman, résuma Prunille.
Ce qui signifiait : « Et notre histoire, depuis ce jour, n’a été qu’un long apprentissage de la dureté du monde et des insondables mystères qu’il cache dans tous les coins. »
Mais ses aînés n’eurent pas le temps de traduire. La juge Abbott émit un nouveau « hmm », et celui-là était le plus étrange de tous. Ce n’était pas un « hmm » pensif, ce n’était pas un de ces « hmm » qu’on marmotte quand on ne sait trop que dire, et moins encore un « hmm » de compassion, pas plus que le « hmm » qu’on fait en sirotant une gorgée de thé chaud. Et Prunille, brusquement, se dit qu’elle connaissait ce « hmm »-là. Elle-même l’avait prononcé, elle ne s’en souvenait que trop bien, peu après le triste jour sur la plage, elle l’avait prononcé dans une cage à oiseau suspendue au-dessus du vide, tout en haut d’une tourelle chez le comte Olaf en personne – elle l’avait prononcé avec un gros bout de bande adhésive sur la bouche.
La petite se figea, à l’instant même où Klaus se figeait parce qu’il venait de reconnaître la voix du deuxième juge, et où Violette se figeait parce qu’elle venait de reconnaître la voix du troisième. Puis les trois enfants, en tremblant, se cherchèrent mutuellement à tâtons.
— Qu’est-ce qu’on fait ? souffla Violette tout bas, tout bas.
— Coudeuil, souffla Prunille.
— Trop risqué, rappela Klaus. Ce serait de l’outrage à magistrat.
— Alors, les orphelins ? Ensuite ? s’impatienta la voix caverneuse.
— Oui ! dit la voix éraillée. Continuez. On vous attend.
Mais les enfants ne pouvaient pas continuer. Et tant pis s’ils avaient attendu si longtemps de pouvoir la raconter, cette histoire. Au son de ces voix-là, ils n’avaient d’autre choix que de retirer leurs bandeaux. Outrage à la cour ? Ils s’en moquaient. Car si les deux autres juges étaient bien qui ils pensaient, alors cette Haute Cour ne méritait que mépris.
Sans un mot de plus, les orphelins dénouèrent leurs bandeaux.
Le coup d’œil fut un choc. Battant des cils dans la lumière trop vive, ils regardèrent d’abord droit devant eux et virent le bureau des grooms, plus qu’à moitié enfoui sous le monceau d’éléments de preuve que la foule avait remis aux juges – coupures de journaux, registre d’embauche, étude sur une saine gestion de la forêt, registres de notes, plans de banques, paperasses administratives, vestiges d’archives, relevés financiers, listes de règles, traité constitutionnel, affiches pour le parc Caligari, planches d’anatomie, gants interchangeables, papier à lettres incrusté de rubis, livre à la gloire de Carmelita Spats, carnet de bord de Frank ou d’Ernest, carnet de bord d’Ernest ou de Frank, télégrammes, photos, dossiers médicaux, articles de magazine, sonnets, cartes et plans, manuels de cuisine, bouts de papier, scénarios de films, dictionnaires de rimes, lettres d’amour, livrets d’opéra, thésaurus ou thésauri, certificats de mariage, commentaires du Talmud, dernières volontés, vieux catalogues de vente aux enchères, manuels de code, traités de mycologie, menus de restaurant, horaires de ferry-boat, programmes de théâtre, cartes de visite professionnelles, romans, cookies, pièces à conviction et indices que quelqu’un avait refusé de nommer et histoire complète de l’injustice et du non-droit à travers les âges, bref, tout ce que Dewey Dénouement aurait tant aimé pouvoir cataloguer…
Ce qui manquait derrière ce bureau, en revanche, c’était la juge Abbott, et les enfants, se retournant pour jeter un coup d’œil circulaire, s’avisèrent que quelqu’un d’autre manquait aussi : il n’y avait plus personne sur leur banc, plus rien que les vilaines traces laissées sur le bois par les verres mouillés de malotrus négligeant de se servir de sous-verres.
Frénétiquement, les enfants parcoururent du regard la foule aux yeux bandés qui attendait la suite de leur récit, et finirent par repérer le comte Olaf à l’autre bout du grand hall. La juge Abbott était là-bas aussi, calée sous le bras du comte – un peu comme un parapluie porté par quelqu’un aux deux mains prises. Aucune des mains griffues du comte n’était prise à proprement parler, mais toutes deux étaient fort occupées, l’une à achever de couvrir la bouche de la magistrate avec de la bande adhésive, l’autre à presser sur le bouton d’appel d’un ascenseur. Le lance-harpon, dont le dernier harpon étincelait, féroce, était appuyé contre le mur, à portée de main du scélérat.
Ce seul spectacle était déjà passablement alarmant mais, lorsque le regard des enfants revint vers l’avant, ils constatèrent qu’il y avait pire. Car les deux personnages assis là, chacun à une extrémité, les coudes plantés sur la montagne de preuves et indices, étaient ceux dont les trois enfants avaient espéré le plus fort ne jamais, jamais les revoir de leur vie – deux spécimens du genre humain si monstrueux, si abjects que je refuse de prononcer leur nom ou de l’écrire noir sur blanc. Tout au plus puis-je les nommer « l’homme à barbe mais sans cheveux » et « la femme à cheveux mais sans barbe ».
Et, pour les orphelins Baudelaire, avoir ces deux-là en face d’eux, c’était recevoir dans les yeux toute la vilenie du monde.